VF – De Boris Lojkine
Avec Abou Sangare, Nina Meurisse, Alpha Oumar Sow
9 octobre 2024 en salle | 1h 33min | Drame
Synopsis et critique : Utopia
Festival de Cannes 2024 : Prix du jury et Prix d’interprétation masculine dans la sélection Un Certain Regard – Prix de la Critique internationale – Prix du chavirage de cœur des festivaliers utopiens.
Souleymane pédale comme un dératé dans les rues de Paname, un œil sur la circulation, l’autre sur l’écran de son smartphone ; calcule le temps de la livraison, guette la prochaine commande ; calcule le gain de sa course, une fois déduite la part du gros malin qui lui loue son compte de livreur à vélo ; calcule le temps qu’il lui reste avant de sauter dans le bus qui dessert le foyer, s’énerve de la lenteur du resto qui doit fournir un plat à livrer… Souleymane court après le bus, cavale dans le métro, se précipite dans le RER, se presse dans les couloirs, sur les trottoirs, dans les dortoirs. Souleymane ne connaît ni trêve ni repos – et tout en pédalant, tout en courant, répète mécaniquement, inlassablement, les termes exacts, le déroulé précis d’une histoire : l’histoire de Souleymane. La sienne, ou c’est tout comme : celle qu’il doit, preuves à l’appui, servir dans deux jours aux fonctionnaires de l’OFPRA – l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides – qui a pour mission de trier le bon grain des authentiques réfugiés politiques, certifiés conformes, de l’ivraie des gueux fuyant « seulement », quoiqu’au péril de leur vie, la misère, la famine, la guerre, les crises économiques, climatiques… Rebuts de l’humanité que, toute honte bue, la République-Française-qui-ne-peut-pas-accueillir-toute-la-misère-du-monde renvoie manu militari aux portes de la Forteresse Europe et à leurs inhumaines conditions. Repartir, pour Souleymane, il n’en est pas question. Il doit obtenir le sésame ultime et, pour ce faire, n’a d’autre alternative que de s’imprégner de tout son être de l’histoire de l’opposant persécuté qu’on lui a vendue à prix d’or. Pour cela, il doit mettre de l’ordre dans ses souvenirs, organiser son discours, mémoriser les dates, les noms, les lieux, les détails. Tout en se démenant comme un diable exténué pour survivre – et réunir les sous : ceux qu’il doit encore au mercantile fournisseur d’histoires, qui sinon ne lui remettra pas les précieux documents corroborant son récit. Ceux que lui doit encore, pour les courses des derniers jours, le titulaire du compte de livraison. Souleymane fonce toujours plus vite : l’échéance se rapproche, l’étau se resserre, la panique gagne et tout se dérègle…
C’est un pur thriller, au fond, que l’histoire sombre, tortueuse, clandestine, de Souleymane. Toujours en mouvement, ménageant à peine quelques plages de calme pour reprendre son souffle dans la tempête, le film de Boris Lojkine nous embarque dans le sprint final que court le jeune homme contre son destin. Mal préparé, mal équipé, contraint de s’en remettre à un coach d’une fiabilité toute relative, sur une piste de fortune encombrée d’obstacles – on est bien loin du pépère 100 mètres-haies sur la cendrée du Stade de France. En fait d’émulation, Souleymane n’a que la rage, la nécessité vitale de s’en sortir, de trouver l’énergie pour lutter contre l’épuisement et le découragement qui menacent. Le réalisateur enchevêtre des séquences presque documentaires autour d’une trame et d’une mise en scène extrêmement charpentées. Sans didactisme aucun, il révèle l’état d’esclavage moderne dans lequel nos sociétés de consommation occidentales réduisent naturellement les plus faibles, les sans-droits – esclavage pudiquement renommé ubérisation, dont se nourrit avidement la machine libérale. Lucide, notre héros cavale bravement vers la ligne d’arrivée, qui n’en est jamais tout à fait une. Stupéfiant mélange de force et de fragilité, Abou Sangare incarne Souleymane avec la même rage que celui-ci met à avancer. Venu de Guinée en France pour envoyer de l’argent à sa mère épileptique au pays, l’acteur non professionnel, toujours en quête de régularisation au moment de la sortie du film, a été débouté trois fois du droit d’asile.