VOST (JP) – De Ryūsuke Hamaguchi
Avec Hitoshi Omika, Ryo Nishikawa, Ayaka Shibutani
1h 47min | Drame
Synopsis et critique : Utopia
Celles et ceux que la profondeur et la délicatesse de Drive my car ont émus connaissent le sens virtuose de la narration de Ryûsuke Hamaguchi, sans doute le plus grand cinéaste japonais en activité. Avec Le Mal n’existe pas, il offre à nouveau, et dans un tout autre genre, une expérience hors du commun. Le film se présente comme une fable écologiste opposant les habitants d’un petit village des hauteurs de la province de Tokyo à un projet touristique juteux menaçant l’équilibre naturel des lieux. Ce point de départ est en fait vite dépassé par l’ampleur du regard d’Hamaguchi, qui parvient à en faire une réflexion globale sur nos rapports à la nature et aux autres. Au centre du récit se trouve l’inoubliable personnage de Takumi, modeste homme à tout faire de la petite communauté et fin connaisseur de la région : cet amateur taciturne de la nature va littéralement transcender les enjeux du conflit pour les amener peu à peu à un point d’orgue saisissant, sorte de fusion radicale entre humanisme et engagement environnemental. Si bien que la vision du film provoque quelque chose de très surprenant par sa façon singulière de traiter une situation somme toute prosaïque, pour l’élever à un niveau d’exigence aussi inattendue qu’essentielle.
Le plus admirable, peut-être, est le rythme si particulier qu’imprime d’emblée la mise en scène d’Hamaguchi. Le premier quart du film est entièrement consacré à l’exploration minutieuse des environs. Dans une forêt enneigée, la caméra filme lentement les cimes des arbres, les bruissements de la faune, et l’on découvre Takumi qui collecte patiemment à la louche une précieuse eau de source qu’il livrera plus tard à quelques habitants du village, notamment à la restauratrice qui en apprécie la pureté pour faire cuire ses nouilles udon. En retard comme toujours pour la sortie de l’école, Takumi retrouve ensuite sa fille Hana, qu’il élève seul, et traverse à nouveau les bois en sa compagnie. Déjà chevronnée, Hana lui cite les espèces d’arbre qu’ils croisent et repère les traces laissées par les animaux.
Le lendemain doit se tenir une réunion d’information organisée à la hâte par des promoteurs qui entendent installer une aire de « glamping » (contraction de glamour et camping) sur les hauteurs du village. Les habitants s’y rendent afin d’alerter les responsables des effets néfastes que représente le projet sur leur écosystème, en particulier l’emplacement de la fosse sceptique qui polluera forcément les eaux de source en contrebas. La démarche d’Hamaguchi a cela d’étonnant qu’elle annule toute confrontation directe et place rapidement les personnes du même côté (le titre trouve ici une de ses interprétations). Les deux émissaires envoyés par l’entreprise, dont les intentions vénales sont aussitôt démasquées, acceptent de mieux étudier le dossier en sollicitant l’aide de Takumi et s’attachent les jours suivants à respecter la sérénité du site. Pourtant, quelque chose a déjà basculé dans l’attitude de tous face au milieu naturel. Takumi l’a senti et sait l’affaire engagée sur une voie dorénavant inexorable…
La précision de la mise en scène d’Hamaguchi guide notre attention vers les moindres détails, incitant sans cesse notre regard à élargir notre compréhension de la situation. Baigné par une musique magistrale faite d’accords et de dissonances (signée Eiko Ishibashi, déjà compositrice sur Drive my car et à l’origine de ce nouveau projet), le film progresse vers son cœur à un rythme souverain et avec une assurance constante. Comme si le cinéaste établissait pour son film une syntaxe parfaite lui permettant de provoquer, dans la dernière partie du récit, un revirement totalement inattendu : une véritable synecdoque qui invite à relire tout le film à l’envers. Quelle maîtrise ! Nul doute que ce dénouement vous laissera dans le même état que nous : surpris, interloqués et intégralement conquis.