Saint-Omer

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[Cinéma] – VF – De Alice Diop

Avec Kayije Kagame, Guslagie Malanda, Valérie Dréville
2h 02min / Drame, Judiciaire

+ 6 pattes sous terre – 2021/FR/2mn (court métrage précédant le film)

Synopsis et critique : Utopia

Le 19 Novembre 2013 à Berck-sur-Mer, dans le département du Pas-de-Calais, Fabienne Kabou, étudiante en philosophie d’origine sénégalaise, tue sa fille de quinze mois en l’abandonnant à la mer. Le corps du bébé noyé est retrouvé le lendemain, échoué sur la plage. À la question des juges : pourquoi avez-vous tué votre fille ? elle répondra : « je ne sais pas. J’espère que ce procès pourra me l’apprendre. » Elle plaide non coupable. Invoque sorcellerie et maraboutage tout en affirmant sa pleine appartenance à la culture occidentale.
Qu’est-ce qu’on fait avec ça ?

On pourrait s’arrêter là. Rester sur la plage, en état de sidération devant ce crime abominable, et envoyer au feu celle qui ne peut être qu’un monstre, pour espérer conjurer l’insoutenable. Alice Diop, elle, choisit d’élargir le champ du drame et s’empare de ce fait divers par la fiction en mettant en scène un pur film de procès. C’est par le personnage de Rama, une jeune romancière et professeure d’université, que nous suivons la comparution, devant la Cour d’assises de Saint-Omer, de celle qui s’appelle ici Laurence Coly. En prenant le temps de l’écouter, loin de tout déterminisme, de toute justification, se dessine peu à peu le contexte de la lente descente aux enfers qui a précédé l’infanticide.
Si, dans le décor de la justice républicaine, son sort semble d’emblée scellé, tant la maternité et tout ce qui y a trait sont du domaine de l’intouchable, le film parvient à rendre à son personnage une amplitude dense, une épaisseur complexe. Le miroir que constitue Rama achève d’enrichir les méandres de l’âme humaine que les audiences comme le film tentent d’explorer, dans l’espoir vain d’en percer les mystères.
Car la psychologie humaine n’est pas réductible à une ligne simple, droite ou déviante, saine ou aliénée selon de quel côté de la frontière on se situe. Elle n’appartient pas plus à son seul hôte, mais s’inscrit nécessairement quelque part, dans des histoires. Elle est faite d’aller-retour, de forêts et de plaines estivales, d’humus noir, et de quelques fleurs de cerisiers, aussi. Éduquée et éloquente, issue d’un milieu intellectuel aisé, Laurence Coly est venue en France pour étudier. Mais elle porte aussi en elle l’histoire coloniale et toutes les blessures issues d’une domination multiséculaire, lesquelles ne peuvent s’effacer miraculeusement ni d’un côté, ni de l’autre. En témoigne son langage châtié et les impensés racistes de quelques-uns des personnages secondaires à son endroit.

Dans un cinéma clair et dépouillé, notablement calme et d’une précision formelle prodigieuse, Alice Diop conserve assez naturellement quelque chose de sa pratique documentaire (soutenue d’ailleurs par le texte, lequel est quasi intégralement celui du véritable procès). C’est en effet après s’être singulièrement (et brillamment) illustrée dans le documentaire (La Permanence, Nous…), qu’elle se saisit pour la première fois des plein pouvoirs de la fiction : à l’instar de l’analyse du travail d’écriture de Marguerite Duras lors de la scène d’exposition, le film à son tour fait de Laurence Coly non seulement un sujet à part entière, mais plus encore une héroïne : en cadrant au centre de l’image ce corps habituellement invisible et condamné au hors-champ, elle lui restitue sa force. De monstre fou capable du pire, l’accusée devient la lucide Médée, maîtresse absolue de son destin. Une puissante Médée riche de son feu, de sa colère, de sa révolte, que l’on comprend et dans laquelle on se reconnaît : nul doute que nous partageons avec elle notre humanité. Sa voix intelligible nous parvient enfin, nous sommes suspendus au récit qu’elle fait d’elle même, et ce n’est pas si courant. Alice Diop réussi alors le geste politique au cœur de tous ses films : « offrir au corps noir la possibilité de dire l’universel ».

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