Border line

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VOST (ES) – De Juan Sebastián Vásquez, Alejandro Rojas

Avec Alberto Ammann, Bruna Cusí, Ben Temple
1 mai 2024 en salle | 1h 17min | Drame, Thriller

Synopsis et critique : Utopia

En un mot comme en deux, littéralement « ligne frontière », l’anglicisme border-line ou borderline décrit un trouble de la personnalité, un état, initialement pathologique, qui oscille entre psychose et névrose. Dans le langage commun, on dirait « au bord de la folie ». C’est l’image du fil ténu, presque invisible, sur lequel on regarde avancer le funambule – avec ce mouvement de balancier caractéristique, cet équilibre précaire constamment remis en question. L’instabilité, le jeu avec l’attraction terrestre, la mise en danger permanente : c’est tout le sel du spectacle qui tient en haleine un public avide d’émotions fortes, qui guette la chute, l’espère autant qu’il la redoute… Au sens propre, géographiquement et politiquement, la « ligne frontière », c’est très précisément l’espace, le sas, la porte dont on doit passer le pas, après avoir négligemment fait viser son passeport, pour pénétrer dans un nouveau pays – et s’entendre par exemple annoncer, d’un ton mesurément jovial, « bienvenue aux États-Unis d’Amérique » ! Quand tout se passe bien.
Il arrive cependant que la lecture attentive du visa, la fouille minutieuse du bagage, ne donnent pas immédiatement satisfaction à l’agent en charge du contrôle de l’immigration. Il ne tortille alors pas longtemps. « Suivez-moi s’il vous plaît ! » : c’est à ce moment précis la formule de politesse toute simple, une invitation courtoise mais ferme, qui fait trébucher la vie de Diego et Elena et va transformer leur voyage en cauchemar, tout en sapant méthodiquement, consciencieusement, les fondements de leur couple.

Partis d’Espagne, Diego, urbaniste vénézuélien et Elena, danseuse contemporaine de Barcelone, s’apprêtent en effet à commencer une toute nouvelle vie de l’autre côté de l’Atlantique. Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils s’aiment, ils débordent de projets et ils ont la foi – en eux, en leur amour, en l’Amérique. God bless America. S’ils déboulent là, c’est parce qu’Elena a gagné sa carte verte à la loterie des visas et tous deux rêvent de voir leurs carrières respectives s’épanouir au pays de la liberté (d’entreprendre), où il est permis de tout espérer. Un couple, un aéroport international, quelques fonctionnaires impassibles (c’est la règle), un hall d’attente éclairé par des néons blafards (forcément) dans lequel patientent quelques candidats à l’immigration résignés (c’est la norme), une salle d’interrogatoire fermée, de menus accessoires. Pour Diego et Elena, la « ligne frontière » se transforme en un sinistre no man’s land bureaucratique, une zone grise de transit mal fichue, en travaux, où deux flics les conduisent, d’abord ensemble, puis à tour de rôle, dans un bureau impersonnel, pour y subir un interrogatoire serré. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Dans quels buts veulent-ils pénétrer sur le territoire américain ? Dans le flot jaillissant, incessant des questions inlassablement répétées, des précisions arrachées (les deux agents s’échangeant les rôles, good cop – bad cop), il s’avère que cette police particulière possède en fait beaucoup plus d’informations sur Diego et Elena qu’ils ne le pensent. Et en sait surtout beaucoup plus sur eux qu’ils n’en savent eux-mêmes l’une sur l’autre.

Excellent thriller minimaliste à huis-clos, au suspense suffocant, le film déroule avec une ironie acerbe la mécanique implacable qui accule progressivement nos deux héros contre le mur de leurs certitudes. Dans ce plaidoyer contre l’absurdité bureaucratique, contre ce concept tout aussi absurde qui consiste à délimiter des espaces accessibles et des espaces infranchissables pour parquer l’humanité dans des frontières théoriques, les réalisateurs distillent un humour vachard, cruel, jubilatoire, en jouant avec les émotions de leurs tous mignons petits émigrants naïfs, qui vont de menaces en révélations. Ou comment, en une heure et quart et sans temps mort, détruire un couple à petit feu. C’est court, sec, tendu et affreusement drôle : du grand art.

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